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YESTERDAY'S NEWS |48
- InvitéInvité
Jefferson "Jeff" Wesson
Tu connais le sens du mot « Némésis » ? Un juste châtiment légitimement infligé par l’intermédiaire ou au moyen d’un agent approprié, personnifié en l’occurence par un redoutable salaud : moi.
This is my rifle. There are many like it but this one is mine.
My rifle is my best friend. It is my life.
I must master it as I must master my life. Without me, my rifle is useless.
Without my rifle I am useless. I must fire my rifle true.
I must shoot straighter than my enemy, who is trying to kill me. I must shoot him before he shoots me. I will.
Before God I swear this creed: my rifle and myself are defenders of my country, we are the masters of my enemy, we are the saviors of my life.
So be it, until there is no enemy, but peace.
Amen.
My rifle is my best friend. It is my life.
I must master it as I must master my life. Without me, my rifle is useless.
Without my rifle I am useless. I must fire my rifle true.
I must shoot straighter than my enemy, who is trying to kill me. I must shoot him before he shoots me. I will.
Before God I swear this creed: my rifle and myself are defenders of my country, we are the masters of my enemy, we are the saviors of my life.
So be it, until there is no enemy, but peace.
Amen.
L'INTERROGATOIRE
Il y a bien une chose qui a toujours intrigué Jeff, c’est la justice, et plus exactement, ce qu’il appelle « la justice cosmique ». La justice du cosmos, c’est celle qui frappe tout le monde sans regarder, celle qui n’a ni dieu, ni yeux, qui juge seulement à la bonté de l’âme. Cette justice qui voudrait que tous les hommes de bien aient un fabuleux destin, et que les crapules sur terre soient punies. Cette justice qui n’existe pas, qui est tous les jours bafoués. Jeff aimerait vraiment savoir si elle existe, si tous les peuples, tous ces gens aux fois irréprochables, si tous ceux là ont raison, et s’ils ont raison, si vraiment elle existe, alors il lui poserait cette question qui souffrirait de rester sans réponse : pourquoi ?
Il n’y a plus de rêve, plus d’espoir depuis quelques années déjà. Quand on est un vieux de la vieille, de ceux qui ont foulé des massacres au pied, qui ont vu des enfants morts sur le bord des trottoirs, des ventres de femme ouverts et des têtes d’homme accrochés à des piquets, on n’espère plus rien. Le rêve peut-être ce serait d’anéantir le mal sur cette terre. Vraiment. De le fouler aux pieds. De le broyer à même le sol. De rendre chaque coup. Qu’un immense déluge les submerge tous et les fasse enfin crever, parce que l’Humanité ne mérite que ça. D’être rasé, entièrement, jusqu’au dernier. Que plus jamais une âme n’espère. Plus jamais.
Avant, c’était son sourire. C’était le petit bout de chou qu’elle lui avait donné, cette « baby girl » qu’il aimait tant, ses rires quand ils chahutaient sur le canapé le dimanche après-midi. Quand leur sang a peint le sol, le bonheur a disparu à tout jamais. Plongé dans le cramoisi de leur hémoglobine, dans le noir de ses yeux, quand la folie, aussi. Il en parle souvent, à son psychiatre. Il chasse la douleur, il met des mots dessus, des images, mais elle ne disparaît jamais. Elle est devenue une amante, la souffrance, la plus fidèle qui soit, qui souvent lui sert un verre le soir après le travail. Un verre pour mieux l’endolorir, pour oublier.
Il n’y a aucune réussite dont est particulièrement fier Jeff. Aucune. Plus encore, il trouve sa vie détestable au possible, médiocre, pour ne pas dire pathétique. Il tue, encore, et encore. Il fait pisser le sang de gamins des rues qui n’ont jamais pris la bonne raclée de leur vie pour filer droit. Il a l’impression d’être la Mère de la Rue, de ces pauvres tâches perdues à s’en foutre plein le pif. Parfois il les déteste, d’autre fois il a pitié. Il n’a pas plus d’ambition pour eux que pour lui. Il espère un jour trouver la paix, et la paix ce serait jeter un regard sans haine sur ce monde. Impossible, vu son passé, même si le psychiatre est persuadé du contraire.
Ce qu’il y avait de plus important, au tout début de sa vie, c’était la fierté de son père. Qu’un jour son père le traite autrement que de bâtard ou d’autres noms forts sympathiques. Ça n’a jamais marché. Après ça, il a voulu la tendresse auprès de sa femme et de leur fille. Il les a aimés toutes les deux comme il n’aimerait plus jamais. Il était prêt à mourir pour elle, mais la Mort n’a pas voulu de lui. Il est pas assez courageux, Jeff, pour se tuer. Au fond de lui, il y a cette petite voix qui lui dit que s’il se suicide, il ne la reverra plus jamais. Parce qu’elle et lui, ils ne sont pas pareils. Il le sait. Lui est voué aux Enfers. Elle, elle était un ange – c’est un ange. S’il pouvait, il échangerait sa vie contre la sienne, mais les choses ne sont jamais aussi simples, pas vrai ?
L’illégalité, c’est ce qui existe au-delà des lois, mais toutes les lois ne sont pas justes. En devenant militaire, en devenant flic, Jeff a embrassé ce qu’il pensait être « juste ». Il n’est ni Batman, ni Superman. Il n’est qu’un type avec un Beretta et un gilet pare-balle. Il est un homme forgé dans le sang, dans la mort, dans l’horreur. L’illégalité, Jeff a toujours vécu dedans. Il était un sale gamin à l’école, expulsé pour violences. Son père l’a envoyé à l’armée en pensant qu’elle le recadrerait, mais elle n’a jamais fait que lui donner un permis pour tuer. Les mains baignées de sang, Jeff est ce fabuleux paradoxe, il est la violence légitime, l’oppression étatique. Il est la Justice des Hommes.
Il supprimerait les Hommes, ce serait déjà beaucoup. S’il n’avait pas le choix de les laisser en vie, alors il ferait ce qu’il fait à l’heure actuelle. Il descendrait tous les matins pour fumer sa cigarette, et il tabasserait les méchants, il cognerait pour faire sortir d’eux tout ce qu’il y a de mauvais. S’ils sont trop mauvais ? Alors pas le choix, la Mort seule les libèrera. Ce n’est pas vraiment qu’il le veut ou non, c’est tout simplement que la Justice est morte. Et si la Justice est morte, Jeff sera là pour faire son travail avec joie.
Quand il était plus jeune, Jefferson était la victime. A l’école, à la maison, partout où il allait, il n’était que « Fat Jeffie », le petit gros du fond de la classe. Il était trop gentil, Jeff, trop sympa, persuadé que sourire et encaisser suffirait. Un jour, la gueule tuméfiée, il s’est pris la branlée de trop. Il avait quinze ans. Il avait des bleus sur les joues, les yeux gonflés. Il s’est prit le coup de poing de trop, et après ça, il a reconsidéré la question. Il a abandonné son sourire, et il s’est dit qu’entre être celui qui mange et celui qui cogne… vaut mieux être celui qui cogne. La peau des jointures, ça repousse, alors que les dents, pas vraiment.
DERRIÈRE L'ÉCRAN
Karma : I'm a mother fucker. Prénom/pseudo : Mélissa, aka Sha. Âge : 25 ans. Anniversaire : 6/6. Localisation : Le Mans, 72. Présence : 6/7. Personnage ... inventé. J'ai connu le forum : Par Danyal ! Et je le trouve : C'est mon DC . Ma plus grande peur : Les artichauts.. quoi? Un dernier mot ? Prepare yourself.
IMAGES FEU ARDENT,
lux aeterna.
lux aeterna.
- InvitéInvité
FAITS DIVERS
Se justifier, c'est plaider coupable.
Thomas Wesson, le Saint Père
Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs. - V. Hugo
Planté devant la porte de chez lui, le petit Jeff, huit ans, sait que son calvaire n’est pas fini. Il a le nez en sang, sans doute cassé, et un œil au beurre noir sur la droite. Son visage est maculé de son propre sang dans lequel ses larmes ont tracé des sillons profonds. Il a pleuré, Jeff, comme il fait à chaque fois qu’il va à l’école. Il n’aime pas l’école. Ce n’est pas tant qu’il est nul, c’est juste que les autres rendent le tout difficile à vivre. Les autres ils l’appellent « Fat Jeffie », et ils n’arrêtent pas de le pousser parce qu’il est le plus petit.
Il renifle. Son père n’est pas le genre tendre. Il ne fera rien. Même s’il disait quelque chose – surtout s’il dit quelque chose, en fait. Ça sera vu comme de la faiblesse, mais il est comme ça, Jeff, à huit ans. Il est faible, il est tout petit, il est rond et surtout il a peur. Peur de se prendre de nouveaux coups pour lui donner « une bonne raison de pleurer ». Peur de se prendre de nouveaux coups parce que c’est comme ça qu’on fait avec le fer. Peur de plein de chose, en particulier de lui-même, parce que Jeff sait que la peur rend les hommes bons mauvais comme la peste.
Il inspire doucement. Il cherche à se calmer, à chasser les démons qui lui mordent les mollets et qui font trembler ses petites jambes. Son corps gras est planté là-dessus, sur deux petites jambes qui font bien pitié. C’est un petit cochon, Fat Jeff. C’est ce qu’ils disent à l’école, et quand il répond qu’il n’est pas un cochon, ils rient. Quand il répond trop fort, ils frappent, et après, il se retrouve là. Devant cette porte. Fatigué et blessé.
Quand la porte s’ouvre sur lui, il se fige, tétanisé. Quelque chose en lui s’affole, mais il reste ainsi. Il sent bien son regard sur lui, ce regard qui le juge, qui l’écrase plus encore sur ses deux petites jambes de rien du tout. C’est le seul truc qu’est pas gros chez Jeff, ses mollets trop secs à force de marcher. Il a le bide qui se tord, et y en a des choses à tordre là-dedans. Au milieu des sucreries qu’il vole, pour se consoler p’t’être. Il se dit souvent que c’est une excuse, qu’il se trouve des prétextes, et puis à la fin, il finit par y croire.
Pourquoi est-ce qu’il mange, déjà ? Tout ça c’est de la faute de la bouffe.
Tout ça c’est de la faute de maman.
Maman qu’est plus là.
« T’as encore perdu, gros lard. »
Il renifle, il ne relève pas les yeux. Ça sera pire s’il relève les yeux. Il sert simplement plus fort son sac à dos, se pince les lèvres. Il a juste qu’une envie, c’est de s’enfoncer la tête sous l’eau de la douche et de profiter un peu du silence, de l’absence de ses regards qui le jugent de partout. Partout. Où qu’il aille.
« Jeff », grogne le paternel derrière sa barbe hirsute et ses cheveux gras, « j’t’ai dit quoi, déjà ? »
Le cœur du gosse se soulève. Au bord des lèvres. Il a la nausée, il a envie de vomir, parce qu’il a peur, et que la peur ça transforme les agneaux en loup.
« Tout pendant que tu seras une p’tite lopette, tu s'ras traiter comme tel. » Silence morbide. Affolant. « Y a que les Wesson qui passe le seuil de cette porte, et un Wesson, ça saigne pas. »
Le gamin ne dit rien, il est figé, mais dans le fond de ses prunelles tournées vers le sol, y a de la rancœur, du ressentiment. C’est un menteur, le paternel. Un putain de menteur, parce que les Wesson ça saigne, et surtout, ça pleure. Il le sait bien. Il l’entend parfois, quand il est assis sur le perron. Il l’entend qui hurle contre son fantôme, qui la cherche partout, mais c’est trop tard.
Maman est plus là.
« Va t’laver la gueule au fond du jardin, et si tu chiales à table, j’te donnerais une bonne raison d’pleurer. »
Silence.
Le gosse n’ose pas bouger.
C’est pour ça qu’il se prend un coup de pied dans le bide, qui le fait rouler un peu plus en arrière. Son sac à dos qui se renverse sur le sol. Un couinement qui ressemble à celui que pousse les souris quand elles sont prises sous les griffes d’un gros chat.
Il a envie de se pisser dessus, mais il se retient plus fort. Il a pas envie d’avoir la tête collée contre son caleçon pendant dix minutes et les hurlements de son père à ses oreilles.
Il a peur, mais il ne laisse rien entendre. Son existe ne doit pas s’entendre, il l’a su bien vite.
« Dégage de ma vue, gros lard, avant que j’finisse le travail. »
Un coup vite fait sur le sol, il ramasse ses affaires. Rapide et précis, toujours. Rapide pour ramasser ses affaires, précis quand il s’agit de les jeter dans son sac à dos et de déguerpir.
Le gosse bouge, mais il n’ira pas bien loin.
Maman a eu du courage pour partir.
Pas assez pour revenir pour lui.
Il renifle. Son père n’est pas le genre tendre. Il ne fera rien. Même s’il disait quelque chose – surtout s’il dit quelque chose, en fait. Ça sera vu comme de la faiblesse, mais il est comme ça, Jeff, à huit ans. Il est faible, il est tout petit, il est rond et surtout il a peur. Peur de se prendre de nouveaux coups pour lui donner « une bonne raison de pleurer ». Peur de se prendre de nouveaux coups parce que c’est comme ça qu’on fait avec le fer. Peur de plein de chose, en particulier de lui-même, parce que Jeff sait que la peur rend les hommes bons mauvais comme la peste.
Il inspire doucement. Il cherche à se calmer, à chasser les démons qui lui mordent les mollets et qui font trembler ses petites jambes. Son corps gras est planté là-dessus, sur deux petites jambes qui font bien pitié. C’est un petit cochon, Fat Jeff. C’est ce qu’ils disent à l’école, et quand il répond qu’il n’est pas un cochon, ils rient. Quand il répond trop fort, ils frappent, et après, il se retrouve là. Devant cette porte. Fatigué et blessé.
Quand la porte s’ouvre sur lui, il se fige, tétanisé. Quelque chose en lui s’affole, mais il reste ainsi. Il sent bien son regard sur lui, ce regard qui le juge, qui l’écrase plus encore sur ses deux petites jambes de rien du tout. C’est le seul truc qu’est pas gros chez Jeff, ses mollets trop secs à force de marcher. Il a le bide qui se tord, et y en a des choses à tordre là-dedans. Au milieu des sucreries qu’il vole, pour se consoler p’t’être. Il se dit souvent que c’est une excuse, qu’il se trouve des prétextes, et puis à la fin, il finit par y croire.
Pourquoi est-ce qu’il mange, déjà ? Tout ça c’est de la faute de la bouffe.
Tout ça c’est de la faute de maman.
Maman qu’est plus là.
« T’as encore perdu, gros lard. »
Il renifle, il ne relève pas les yeux. Ça sera pire s’il relève les yeux. Il sert simplement plus fort son sac à dos, se pince les lèvres. Il a juste qu’une envie, c’est de s’enfoncer la tête sous l’eau de la douche et de profiter un peu du silence, de l’absence de ses regards qui le jugent de partout. Partout. Où qu’il aille.
« Jeff », grogne le paternel derrière sa barbe hirsute et ses cheveux gras, « j’t’ai dit quoi, déjà ? »
Le cœur du gosse se soulève. Au bord des lèvres. Il a la nausée, il a envie de vomir, parce qu’il a peur, et que la peur ça transforme les agneaux en loup.
« Tout pendant que tu seras une p’tite lopette, tu s'ras traiter comme tel. » Silence morbide. Affolant. « Y a que les Wesson qui passe le seuil de cette porte, et un Wesson, ça saigne pas. »
Le gamin ne dit rien, il est figé, mais dans le fond de ses prunelles tournées vers le sol, y a de la rancœur, du ressentiment. C’est un menteur, le paternel. Un putain de menteur, parce que les Wesson ça saigne, et surtout, ça pleure. Il le sait bien. Il l’entend parfois, quand il est assis sur le perron. Il l’entend qui hurle contre son fantôme, qui la cherche partout, mais c’est trop tard.
Maman est plus là.
« Va t’laver la gueule au fond du jardin, et si tu chiales à table, j’te donnerais une bonne raison d’pleurer. »
Silence.
Le gosse n’ose pas bouger.
C’est pour ça qu’il se prend un coup de pied dans le bide, qui le fait rouler un peu plus en arrière. Son sac à dos qui se renverse sur le sol. Un couinement qui ressemble à celui que pousse les souris quand elles sont prises sous les griffes d’un gros chat.
Il a envie de se pisser dessus, mais il se retient plus fort. Il a pas envie d’avoir la tête collée contre son caleçon pendant dix minutes et les hurlements de son père à ses oreilles.
Il a peur, mais il ne laisse rien entendre. Son existe ne doit pas s’entendre, il l’a su bien vite.
« Dégage de ma vue, gros lard, avant que j’finisse le travail. »
Un coup vite fait sur le sol, il ramasse ses affaires. Rapide et précis, toujours. Rapide pour ramasser ses affaires, précis quand il s’agit de les jeter dans son sac à dos et de déguerpir.
Le gosse bouge, mais il n’ira pas bien loin.
Maman a eu du courage pour partir.
Pas assez pour revenir pour lui.
Le bon Jeff est mort
The tiger springs in the new year. Us he devours. – T. S. Eliot
L’été 1992, Jeff a grandi. Il ne sait pas vraiment pourquoi, ni comment, mais son père l’a enfin regardé cet été-là. Il l’a poussé à « bouger son gros cul », aussi. Ils sont allés dans le Colorado pour faire de la chasse, et au nord, à la frontière du Canada pour voir et ramener un caribou géant. Après un mois et demi passé à marcher, un sac à dos pesant sur ses épaules, le banc de la cantine lui paraît bien fade. Il regarde négligemment son assiette. Le feu crépitant dans son antre, l’odeur du sang qui tombe dans les flammes, le regard fier de son père. Ça lui manque, un peu. Il plonge finalement sa fourchette dans la purée de chou-fleur avec une mine de dégoût avant de la laisser retomber. Pas envie de ça.
Il se lève finalement après avoir à peine pris deux bouchées dans le plateau et se dirige calmement vers la cantinière pour déposer son plateau. Un garçon juste à sa droite qu’il reconnaît sans mal pour être Billy Jenkins, un petit enculé de première qui le fait chier depuis qu’il a sept ans. Sans avoir jamais déménagé, c’est sûr que les deux garçons se retrouvent pour une énième année face l’un à l’autre.
Cette fois cependant, Billy regarde du coin de l’œil Jeff et ne dit rien. Il avise peut-être la différence de taille. Il reste encore un peu de bide à Jeff, mais plus assez pour qu’on l’appelle Fat Jeffie. Alors Billy cherche quelque chose à dire, p’t’être un truc sur ses boutons qui pointent leur nez, mais ils sont trop peu, et lui-même n’a pas été épargné par l’adolescence. Alors il le jauge, juste comme ça, et alors que le brun se tourne pour sortir du self, Billy trouve l’idée du siècle.
« Hey Jeff, t’as vachement minci cet été ! »
Il ricane, prépare le terrain pour sa vanne. Jeff se retourne doucement vers lui. Il est grand, pour un enfant de son âge, grand depuis peu, mais il s’est très bien accommodé de cette différence. Perché sur ses paraboots, dans son treillis militaire – le seul qui trouve grâce aux yeux de son père – et le crâne rasé, Jefferson Wesson n’est plus le même depuis deux ou trois ans. Depuis que son père s’est sortit les doigts du cul et qu’il a considéré que les règles de l’Armée iraient très bien à la maison.
Le démontage et remontage d’un Beretta y compris. La chasse, les exercices, la discipline à coup de ceinture, à coup de pompe dans le derche. Il a plus mal, Jeff, comme tous les gamins qui se font cogner trop souvent, sa peau est anesthésiée, marbrée de bleus en dessous des vêtements mais ses nerfs ont lâché prise. Ils se sont dit que quitte à trop souffrir, autant oublier. C’est bien oublié. C’est ce qu’il fait, Thomas Wesson avec son verre de whisky à la main. Il oublie tout ce qu’il a fait. Jeff devine quel diable il a été, là-bas, au Vietnam. Juste avant sa naissance. Dix ans de guerre pour du vent.
« T’es allé faire une liposuccion au Brésil ? Paraît qu’avec la graisse que t’avais dans le bide, on a fait du savon pour toute une année ! »
Il rit, de ce petit rire aigue, agaçant. Ça ressemble au bruit que font les souris quand elles agonisent. A côté de Billy, y a Red et Jamie qui se sont ajoutés. Ils rigolent aussi, alors que c’est pas franchement drôle. C’est même plutôt pathétique. Le gosse qu’il était y trois ou quatre ans aurait pleuré. Le gosse qu’il était l’été dernier n’aurait rien dit, aurait haussé les épaules et serait partit. Le gosse qu’il est aujourd’hui, qu’est-ce qu’il va faire, lui ?
« T’as aussi perdu ta langue, Jeffie ? »
Jeff se souvient de la langue qui est coincée dans du formol dans la grange de son père. Thomas dit que ça a appartenu à un de ses plus proches camarades, à Robert Townsend, alias « Bob ». Bob n’est pas revenu du Vietnam, comme la plupart des amis de son père. Ils y sont restés, de force ou de grès. Il se rappelle que certains ont couru tout droit au bout de sept ou huit ans, parce qu’ils en pouvaient plus, parce qu’ils étaient fatigués des boucheries. Ils ont couru tout droit, comme des moutons allant à l’abattoir. C’est ce qu’ils ont été. Abattus.
Thomas ne leur a jamais pardonné de l’avoir abandonné. En 1972, quand il est revenu après avoir été grièvement blessé à la jambe – jambe qu’il n’a plus d’ailleurs – il était l’un des trois derniers de leur escouade d’origine. Il avait été envoyé en 1957. Il n’avait jamais connu que ça. La douleur, la boucherie. Le médecin de l’armée l’avait dit apte, mais apte à quoi ? Avec une jambe en moins ? Apte à avoir une jolie petite famille ? Il a pas fait ses vingt ans, Thomas, alors il a pas la retraite militaire. Il a une pension parce que c’est un blessé, il a un passe-droit parce que c’est un vétéran, mais la vieille maison croule en ruines à cause du vent et des pluies.
Est-ce qu’il va être de ceux-là, Jeff ? De ceux qui fuient, qui n’ont droit à rien ?
Quand il relève les yeux, sans crier gare, il frappe. Une droite qui ressemble à un crochet qui arrache la mâchoire de Billy Jenkins qui s’écroule au sol, surpris. Le sang jaillit de son visage désordonné alors qu’il lève les mains pour cacher sa face déformée. De chaque côté de lui, y a un mouvement de peur, de panique. Red est téméraire, alors il pousse Jeff en lui hurlant quelque chose dessus, mais il n’entend rien, Jeff.
Il a pas envie de fuir, il a pas envie de perdre non plus, alors d’un coup violent avec ses chaussures à crampon bardées de fer, il cogne tout droit dans le genou du garçon. Deux fois. Il faut qu’il s’y reprenne une seconde fois pour lui éclater la jambe. Red est promis à un super avenir dans le football américain. Au vu du degrés que prend sa jambe, Jeff imagine que son avenir est comme sa rotule : mise à l’équerre.
Comme tout le monde se fige dans le sang et dans les cris, Jeff arrête aussitôt. Le contrôle de soi, c’est important, c’est même primordial. C’est ce qui différencie un bon soldat d’un mauvais soldat. Sang-froid implacable, le gosse qui était la victime vient de devenir le bourreau.
Mais il a un sourire sur la gueule, Jeff, parce que c’est la première fois de toute sa vie qu’il impose la peur. C’est la première fois de sa vie qu’on ne le regarde plus avec dédain.
Jefferson jette un regard à son père. Thomas est assis sur les marches de leur maison en ruine, et son chapeau sur la tête, il relève le menton juste pour croiser les prunelles noires de son rejeton. Il ne s’y attendait pas, mais Thomas a un large sourire sur la face. Il frissonne, parce que ce n’est pas habituel et qu’il ne sait pas encore s’il peut lui faire confiance, ou si s’approcher, c’est se condamner.
Il reste alors là, quelques longues secondes. Thomas finit par ricaner, se levant calmement, difficilement à cause de sa jambe, mais Jeff ne l’aide pas. Il a déjà essayé, mais à part une bonne branlée, il n’y gagnera rien.
Il détourne simplement le regard, un instant, par pudeur peut-être, avant d’entendre la voix grave de son père :
« J’ai eu l’école au téléphone… »
Jefferson ravale sa salive, ses yeux reviennent lentement sur la figure paternelle. Il sert les poings.
« … Bravo, Jeff. »
Petit silence alors que les deux hommes se regardent. Pour la première fois en dix ans, il voit Thomas Wesson avec un sourire sincère et fier sur les lèvres. Ça fait quelque chose à l’intérieur, même s’il est incapable de dire quoi exactement.
« T’as enfin gagné. »
Jeff esquisse un sourire bête. C’est vrai. Il a frappé le premier, il a mis KO le premier. Il a gagné le seul combat que son père voulait qu’il gagne. Gagné la seule guerre qui lui importait.
« Tu peux rentrer, fiston. »
Il s’écarte, sa prothèse rappe le sol, mais la porte lui est grande ouverte.
La porte de chez lui.
Il se lève finalement après avoir à peine pris deux bouchées dans le plateau et se dirige calmement vers la cantinière pour déposer son plateau. Un garçon juste à sa droite qu’il reconnaît sans mal pour être Billy Jenkins, un petit enculé de première qui le fait chier depuis qu’il a sept ans. Sans avoir jamais déménagé, c’est sûr que les deux garçons se retrouvent pour une énième année face l’un à l’autre.
Cette fois cependant, Billy regarde du coin de l’œil Jeff et ne dit rien. Il avise peut-être la différence de taille. Il reste encore un peu de bide à Jeff, mais plus assez pour qu’on l’appelle Fat Jeffie. Alors Billy cherche quelque chose à dire, p’t’être un truc sur ses boutons qui pointent leur nez, mais ils sont trop peu, et lui-même n’a pas été épargné par l’adolescence. Alors il le jauge, juste comme ça, et alors que le brun se tourne pour sortir du self, Billy trouve l’idée du siècle.
« Hey Jeff, t’as vachement minci cet été ! »
Il ricane, prépare le terrain pour sa vanne. Jeff se retourne doucement vers lui. Il est grand, pour un enfant de son âge, grand depuis peu, mais il s’est très bien accommodé de cette différence. Perché sur ses paraboots, dans son treillis militaire – le seul qui trouve grâce aux yeux de son père – et le crâne rasé, Jefferson Wesson n’est plus le même depuis deux ou trois ans. Depuis que son père s’est sortit les doigts du cul et qu’il a considéré que les règles de l’Armée iraient très bien à la maison.
Le démontage et remontage d’un Beretta y compris. La chasse, les exercices, la discipline à coup de ceinture, à coup de pompe dans le derche. Il a plus mal, Jeff, comme tous les gamins qui se font cogner trop souvent, sa peau est anesthésiée, marbrée de bleus en dessous des vêtements mais ses nerfs ont lâché prise. Ils se sont dit que quitte à trop souffrir, autant oublier. C’est bien oublié. C’est ce qu’il fait, Thomas Wesson avec son verre de whisky à la main. Il oublie tout ce qu’il a fait. Jeff devine quel diable il a été, là-bas, au Vietnam. Juste avant sa naissance. Dix ans de guerre pour du vent.
« T’es allé faire une liposuccion au Brésil ? Paraît qu’avec la graisse que t’avais dans le bide, on a fait du savon pour toute une année ! »
Il rit, de ce petit rire aigue, agaçant. Ça ressemble au bruit que font les souris quand elles agonisent. A côté de Billy, y a Red et Jamie qui se sont ajoutés. Ils rigolent aussi, alors que c’est pas franchement drôle. C’est même plutôt pathétique. Le gosse qu’il était y trois ou quatre ans aurait pleuré. Le gosse qu’il était l’été dernier n’aurait rien dit, aurait haussé les épaules et serait partit. Le gosse qu’il est aujourd’hui, qu’est-ce qu’il va faire, lui ?
« T’as aussi perdu ta langue, Jeffie ? »
Jeff se souvient de la langue qui est coincée dans du formol dans la grange de son père. Thomas dit que ça a appartenu à un de ses plus proches camarades, à Robert Townsend, alias « Bob ». Bob n’est pas revenu du Vietnam, comme la plupart des amis de son père. Ils y sont restés, de force ou de grès. Il se rappelle que certains ont couru tout droit au bout de sept ou huit ans, parce qu’ils en pouvaient plus, parce qu’ils étaient fatigués des boucheries. Ils ont couru tout droit, comme des moutons allant à l’abattoir. C’est ce qu’ils ont été. Abattus.
Thomas ne leur a jamais pardonné de l’avoir abandonné. En 1972, quand il est revenu après avoir été grièvement blessé à la jambe – jambe qu’il n’a plus d’ailleurs – il était l’un des trois derniers de leur escouade d’origine. Il avait été envoyé en 1957. Il n’avait jamais connu que ça. La douleur, la boucherie. Le médecin de l’armée l’avait dit apte, mais apte à quoi ? Avec une jambe en moins ? Apte à avoir une jolie petite famille ? Il a pas fait ses vingt ans, Thomas, alors il a pas la retraite militaire. Il a une pension parce que c’est un blessé, il a un passe-droit parce que c’est un vétéran, mais la vieille maison croule en ruines à cause du vent et des pluies.
Est-ce qu’il va être de ceux-là, Jeff ? De ceux qui fuient, qui n’ont droit à rien ?
Quand il relève les yeux, sans crier gare, il frappe. Une droite qui ressemble à un crochet qui arrache la mâchoire de Billy Jenkins qui s’écroule au sol, surpris. Le sang jaillit de son visage désordonné alors qu’il lève les mains pour cacher sa face déformée. De chaque côté de lui, y a un mouvement de peur, de panique. Red est téméraire, alors il pousse Jeff en lui hurlant quelque chose dessus, mais il n’entend rien, Jeff.
Il a pas envie de fuir, il a pas envie de perdre non plus, alors d’un coup violent avec ses chaussures à crampon bardées de fer, il cogne tout droit dans le genou du garçon. Deux fois. Il faut qu’il s’y reprenne une seconde fois pour lui éclater la jambe. Red est promis à un super avenir dans le football américain. Au vu du degrés que prend sa jambe, Jeff imagine que son avenir est comme sa rotule : mise à l’équerre.
Comme tout le monde se fige dans le sang et dans les cris, Jeff arrête aussitôt. Le contrôle de soi, c’est important, c’est même primordial. C’est ce qui différencie un bon soldat d’un mauvais soldat. Sang-froid implacable, le gosse qui était la victime vient de devenir le bourreau.
Mais il a un sourire sur la gueule, Jeff, parce que c’est la première fois de toute sa vie qu’il impose la peur. C’est la première fois de sa vie qu’on ne le regarde plus avec dédain.
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Jefferson jette un regard à son père. Thomas est assis sur les marches de leur maison en ruine, et son chapeau sur la tête, il relève le menton juste pour croiser les prunelles noires de son rejeton. Il ne s’y attendait pas, mais Thomas a un large sourire sur la face. Il frissonne, parce que ce n’est pas habituel et qu’il ne sait pas encore s’il peut lui faire confiance, ou si s’approcher, c’est se condamner.
Il reste alors là, quelques longues secondes. Thomas finit par ricaner, se levant calmement, difficilement à cause de sa jambe, mais Jeff ne l’aide pas. Il a déjà essayé, mais à part une bonne branlée, il n’y gagnera rien.
Il détourne simplement le regard, un instant, par pudeur peut-être, avant d’entendre la voix grave de son père :
« J’ai eu l’école au téléphone… »
Jefferson ravale sa salive, ses yeux reviennent lentement sur la figure paternelle. Il sert les poings.
« … Bravo, Jeff. »
Petit silence alors que les deux hommes se regardent. Pour la première fois en dix ans, il voit Thomas Wesson avec un sourire sincère et fier sur les lèvres. Ça fait quelque chose à l’intérieur, même s’il est incapable de dire quoi exactement.
« T’as enfin gagné. »
Jeff esquisse un sourire bête. C’est vrai. Il a frappé le premier, il a mis KO le premier. Il a gagné le seul combat que son père voulait qu’il gagne. Gagné la seule guerre qui lui importait.
« Tu peux rentrer, fiston. »
Il s’écarte, sa prothèse rappe le sol, mais la porte lui est grande ouverte.
La porte de chez lui.
Kenneth McCarthy
Heaven's so far away - And it feels, yeah, it feels like The world has grown cold, now that you've gone away - Five Finger Death Punch
L’armée fera de toi un homme, mon fils.
C’est ce qu’avait dit Thomas Wesson à Jefferson le jour de son recrutement. Il avait passé les tests physiques avec une certaine facilité, son père ayant bien voulu veiller sur son régime et son entraînement les deux dernières années. Dix-sept-ans, trois suspensions d’école et deux mises à la porte plus tard, il se retrouvait là, planté entre deux afro-américains, au milieu d’un camp américain, sur le sol, mais où toutes les règles ne s’appliquent plus. Seule celle de celui qui lèche le mieux les pompes.
Son père l’a prévenu : les débuts seront durs. D’abord, ils te briseront autant qu’ils le peuvent. Ils feront de toi un mouton, mais si tu restes un loup, alors peut-être que tu deviendras berger. Jeff s’en fiche d’être berger. Il est là, debout, il regarde devant lui sans aucune envie, sans aucune flamme. Il sert la Grande Amérique mais c’est bien parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il est juste bon, Jeff, avec les armes, à porter des trucs, à courir vite. Il est bon physiquement, mais quand il voit l’autre gus qui hurle sur ses hommes, il se dit que ça ne vaut pas mieux que d’être à la maison.
L’autre gus, c’est Kenneth McCarthy. C’est un immigré écossais, un « drill instructor ». Un instructeur. Un type qui est là pour vous apprendre à être un homme, à savoir lasser ses chaussures mais aussi à monter et démonter son arme, à comment nager avec ses vingt kilos d’équipements sur les épaules parce qu’ils préparent le déploiement un peu partout dans le monde.
Vous avez le choix, a dit l’instructeur, entre Haïti, la Bosnie ou la Somalie.
Y a un type qu’a ricané, alors l’instructeur lui a dit « toi, ça sera la Bosnie ».
Visiblement c’est ce qu’il y a de pire.
Ça hurle tellement fort de chaque côté, tellement fort. Ils hurlent, ils hurlent de plus en plus fort. Jefferson reste là, aussi vite, aussi précis, il est silencieux, ne parle que pour hurler en cœur « sir, yes, sir » avec le reste de la bande. Son voisin est un grand afro-américain qui s’appelle Jason, et il sue, il sue tellement que son front luit sous les lumières artificielles.
Pourquoi est-ce qu’ils hurlent aussi fort ?
Kenneth s’arrête juste à sa droite, attrape le sac de Jason et le vide.
« Où est ton ID ? »
« Dans le sa- »
« Où est ton ID, sac à foutre ? »
Kenneth hurle, sa voix est stridente. Jefferson ne bouge pas. Il ne sait même plus pourquoi il est là. La voix du mec résonne dans son crâne. Il n’aurait jamais cru, mais Kenneth arrive à outrepasser la voix de son père. Thomas aussi était Drill Instructor après être revenu de la guerre, mais il en a eu marre. Il a commencé à frapper si fort ses recrues qu’il s’est fait renvoyer. Jefferson se souvient, ils n’ont plus trop le droit de frapper les recrus, mais certains de l’ancien temps s’en foutent de ça.
Dans les Marines, faut avoir des couilles. Si t’as pas de couilles, t’es pas un Marines.
« Sir, dans mon sac, sir ! »
Kenneth ouvre le sac en deux, mais il n’y a rien dedans que du papier en vrac, mal plié. Il se retourne vers Jason, lui file une droite dans le bide compte tenu que le black est trop grand pour mieux.
« La prochaine fois qu’ton sac est aussi mal rangé, je te le fous dans l’oignon et je te l’enfoncerais tellement profonds, Blanche-Neige, que je te jure que la prochaine fois qu’on te proposera un toucher rectal tu diras merci et amen trois fois ! »
« Sir, yes, sir ! »
Il attrape le sac vert, le range aussi vite qu’il peut.
Kenneth se tourne vers Jefferson qui n’a pas bougé.
« Recule ! » Jeff recule, mais il se prend quand même le coup dans l’épaule. Des coups, il en a pris beaucoup, il s’en fout de se faire battre. « Et toi, ton ID, Freddy Krueger ? Qu’est-ce qui s’est passé avec ton nez ? Tu t’es pris un train ? »
Thomas lui a dit que les instructeurs étaient des connards, qu’ils cherchaient à mater les esprits rebelles devant tout le monde pour l’exemple. Mais Jefferson est plus fort que ça. Il a prit tellement d’années, il en a tellement chier toute sa vie. Qu’est-ce que c’est qu’un con de plus qui lui hurle dessus ?
« Sir, dans mon sac, sir » qu’il hurle quand même, plus pour la forme qu’autre chose.
Il n’aime pas parler, Jefferson, il n’aime pas non plus hurler. Kenneth lui fait répéter trois fois, en lui gueulant dans l’oreille des « plus fort, Freddy ! m'fais pas réclamer comme ta p'tite soeur hier soir ! », alors il hurle plus fort, autant qu’il le peut, il devient rouge tellement il doit forcer.
A un moment, ce n’est plus son tour, c’est à celui de Josh qui est à sa gauche.
Jefferson jette un regard absent devant lui.
Ce n’est que le début.
« I love working for Uncle Sam »
« I love working for Uncle Sam »
Les chants de marches sont chiants comme la mort, et stupides, mais ne pas chanter, c’est presque être un fugitif. Alors Jefferson suit, en tête de troupe parce qu’il a « la tête à ça ». Il court, encore, jusqu’à que ses jambes s’engourdissent à force de répéter le même chemin, à la même cadence. Il lui semble que ça dure toujours une éternité tous les matins.
« 1 2 3 4 United States Marine Corps »
On répète comme des moutons des chants appris par cœur. Même Jefferson s’en est rendu compte. Même lui, à chaque syllabe, se rend compte que quelque chose ne va pas. Que l’instruction n’est ni plus ni moins qu’un lent abrutissement. Le loup qu’il est, est resté loup au milieu des moutons. En tête de peloton, il avance. Droite, gauche, droite, gauche. Plus vite, moins vite. Responsable de peloton. On continue, à chanter, avec entrain. L’entrain, c’est le plus important.
« I don't want no teenage queen »
Une fille ? Ça ne serait peut-être pas trop mal. Il n’y pense pas souvent, Jefferson, il n’a pas le temps d’y penser. Sa tête est abrutie par les hurlements de Kenneth qui court juste à sa droite, qui le fixe. On dirait qu’il se délecte de chacune de ses perles de sueur. Peut-être même que ça le fait bander. Sans doute que ça le fait bander.
« I just want my M 14 - I just want my M 14 »
Un pas, puis un autre. Quelle fatigue, quand on y pense. C’est pas un cadeau qu’il a fait, Thomas, en envoyant son fils dans la gueule du loup. Le pire c’est quand il lui écrit, et que Thomas lui répond « je t’avais prévenu ». Il ne lui écrit plus trop. Il ne lui a même pas dit pour son déploiement la semaine suivante, en Bosnie.
« If I die in the combat zone - if I die in the combat zone »
S’il meurt là-bas, est-ce que Thomas sera déçu ? Ou est-ce qu’il sera fier ? Sans doute qu’il sera déçu. Y a plein de fois où il a hurlé contre les morts, contre les fantômes, contre tous ses amis qui ne sont jamais revenus. Celui qui prend le plus, c’est le fils Trevor. Faut dire qu’il a retourné son propre fusil contre lui et qu’il s’est logé une balle directe dans la bouche. C’est Thomas qu’a du ramassé les morceaux, lavé son duvet pour le donner à un autre, parce qu’ils devraient de froid. C’était pas facile la Corée.
« Box me up and ship me home - box me up and ship me home »
Le plus simple pour le renvoyer, ça serait de le brûler d’abord. Il prendrait moins de place, Jefferson, maintenant qu’il fait près d’un mètre quatre-vingt-seize. Il est plus grand qu’un coton tige. Kenneth lui a déjà dit qu’il avait jamais vu un tas de merde aussi haut. Jefferson lui a répondu qu’il avait jamais vu un tas de merde aussi blanc. Ils ont dû faire trois cent pompes et qu’il s’est pris bien vingt coup de pompe dans le thorax, mais il n’y a pas laissé une côte, alors dans le fond, c’était rentable.
« Pin my medals upon my chest - pin my medals upon my chest
Tell my Mom I done my best - tell my Mom I done my best »
Maman elle s’en branle de lui. Qu’on remette ses cendres et sa petite médaille du courage à son père. P’t’être qu’il sera fier. Peut-être pas.
Sans doute pas, parce que s’il meurt, c’est comme s’il avait perdu.
Encore.
C’est ce qu’avait dit Thomas Wesson à Jefferson le jour de son recrutement. Il avait passé les tests physiques avec une certaine facilité, son père ayant bien voulu veiller sur son régime et son entraînement les deux dernières années. Dix-sept-ans, trois suspensions d’école et deux mises à la porte plus tard, il se retrouvait là, planté entre deux afro-américains, au milieu d’un camp américain, sur le sol, mais où toutes les règles ne s’appliquent plus. Seule celle de celui qui lèche le mieux les pompes.
Son père l’a prévenu : les débuts seront durs. D’abord, ils te briseront autant qu’ils le peuvent. Ils feront de toi un mouton, mais si tu restes un loup, alors peut-être que tu deviendras berger. Jeff s’en fiche d’être berger. Il est là, debout, il regarde devant lui sans aucune envie, sans aucune flamme. Il sert la Grande Amérique mais c’est bien parce qu’il n’a rien d’autre à faire. Il est juste bon, Jeff, avec les armes, à porter des trucs, à courir vite. Il est bon physiquement, mais quand il voit l’autre gus qui hurle sur ses hommes, il se dit que ça ne vaut pas mieux que d’être à la maison.
L’autre gus, c’est Kenneth McCarthy. C’est un immigré écossais, un « drill instructor ». Un instructeur. Un type qui est là pour vous apprendre à être un homme, à savoir lasser ses chaussures mais aussi à monter et démonter son arme, à comment nager avec ses vingt kilos d’équipements sur les épaules parce qu’ils préparent le déploiement un peu partout dans le monde.
Vous avez le choix, a dit l’instructeur, entre Haïti, la Bosnie ou la Somalie.
Y a un type qu’a ricané, alors l’instructeur lui a dit « toi, ça sera la Bosnie ».
Visiblement c’est ce qu’il y a de pire.
Ça hurle tellement fort de chaque côté, tellement fort. Ils hurlent, ils hurlent de plus en plus fort. Jefferson reste là, aussi vite, aussi précis, il est silencieux, ne parle que pour hurler en cœur « sir, yes, sir » avec le reste de la bande. Son voisin est un grand afro-américain qui s’appelle Jason, et il sue, il sue tellement que son front luit sous les lumières artificielles.
Pourquoi est-ce qu’ils hurlent aussi fort ?
Kenneth s’arrête juste à sa droite, attrape le sac de Jason et le vide.
« Où est ton ID ? »
« Dans le sa- »
« Où est ton ID, sac à foutre ? »
Kenneth hurle, sa voix est stridente. Jefferson ne bouge pas. Il ne sait même plus pourquoi il est là. La voix du mec résonne dans son crâne. Il n’aurait jamais cru, mais Kenneth arrive à outrepasser la voix de son père. Thomas aussi était Drill Instructor après être revenu de la guerre, mais il en a eu marre. Il a commencé à frapper si fort ses recrues qu’il s’est fait renvoyer. Jefferson se souvient, ils n’ont plus trop le droit de frapper les recrus, mais certains de l’ancien temps s’en foutent de ça.
Dans les Marines, faut avoir des couilles. Si t’as pas de couilles, t’es pas un Marines.
« Sir, dans mon sac, sir ! »
Kenneth ouvre le sac en deux, mais il n’y a rien dedans que du papier en vrac, mal plié. Il se retourne vers Jason, lui file une droite dans le bide compte tenu que le black est trop grand pour mieux.
« La prochaine fois qu’ton sac est aussi mal rangé, je te le fous dans l’oignon et je te l’enfoncerais tellement profonds, Blanche-Neige, que je te jure que la prochaine fois qu’on te proposera un toucher rectal tu diras merci et amen trois fois ! »
« Sir, yes, sir ! »
Il attrape le sac vert, le range aussi vite qu’il peut.
Kenneth se tourne vers Jefferson qui n’a pas bougé.
« Recule ! » Jeff recule, mais il se prend quand même le coup dans l’épaule. Des coups, il en a pris beaucoup, il s’en fout de se faire battre. « Et toi, ton ID, Freddy Krueger ? Qu’est-ce qui s’est passé avec ton nez ? Tu t’es pris un train ? »
Thomas lui a dit que les instructeurs étaient des connards, qu’ils cherchaient à mater les esprits rebelles devant tout le monde pour l’exemple. Mais Jefferson est plus fort que ça. Il a prit tellement d’années, il en a tellement chier toute sa vie. Qu’est-ce que c’est qu’un con de plus qui lui hurle dessus ?
« Sir, dans mon sac, sir » qu’il hurle quand même, plus pour la forme qu’autre chose.
Il n’aime pas parler, Jefferson, il n’aime pas non plus hurler. Kenneth lui fait répéter trois fois, en lui gueulant dans l’oreille des « plus fort, Freddy ! m'fais pas réclamer comme ta p'tite soeur hier soir ! », alors il hurle plus fort, autant qu’il le peut, il devient rouge tellement il doit forcer.
A un moment, ce n’est plus son tour, c’est à celui de Josh qui est à sa gauche.
Jefferson jette un regard absent devant lui.
Ce n’est que le début.
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« I love working for Uncle Sam »
« I love working for Uncle Sam »
Les chants de marches sont chiants comme la mort, et stupides, mais ne pas chanter, c’est presque être un fugitif. Alors Jefferson suit, en tête de troupe parce qu’il a « la tête à ça ». Il court, encore, jusqu’à que ses jambes s’engourdissent à force de répéter le même chemin, à la même cadence. Il lui semble que ça dure toujours une éternité tous les matins.
« 1 2 3 4 United States Marine Corps »
On répète comme des moutons des chants appris par cœur. Même Jefferson s’en est rendu compte. Même lui, à chaque syllabe, se rend compte que quelque chose ne va pas. Que l’instruction n’est ni plus ni moins qu’un lent abrutissement. Le loup qu’il est, est resté loup au milieu des moutons. En tête de peloton, il avance. Droite, gauche, droite, gauche. Plus vite, moins vite. Responsable de peloton. On continue, à chanter, avec entrain. L’entrain, c’est le plus important.
« I don't want no teenage queen »
Une fille ? Ça ne serait peut-être pas trop mal. Il n’y pense pas souvent, Jefferson, il n’a pas le temps d’y penser. Sa tête est abrutie par les hurlements de Kenneth qui court juste à sa droite, qui le fixe. On dirait qu’il se délecte de chacune de ses perles de sueur. Peut-être même que ça le fait bander. Sans doute que ça le fait bander.
« I just want my M 14 - I just want my M 14 »
Un pas, puis un autre. Quelle fatigue, quand on y pense. C’est pas un cadeau qu’il a fait, Thomas, en envoyant son fils dans la gueule du loup. Le pire c’est quand il lui écrit, et que Thomas lui répond « je t’avais prévenu ». Il ne lui écrit plus trop. Il ne lui a même pas dit pour son déploiement la semaine suivante, en Bosnie.
« If I die in the combat zone - if I die in the combat zone »
S’il meurt là-bas, est-ce que Thomas sera déçu ? Ou est-ce qu’il sera fier ? Sans doute qu’il sera déçu. Y a plein de fois où il a hurlé contre les morts, contre les fantômes, contre tous ses amis qui ne sont jamais revenus. Celui qui prend le plus, c’est le fils Trevor. Faut dire qu’il a retourné son propre fusil contre lui et qu’il s’est logé une balle directe dans la bouche. C’est Thomas qu’a du ramassé les morceaux, lavé son duvet pour le donner à un autre, parce qu’ils devraient de froid. C’était pas facile la Corée.
« Box me up and ship me home - box me up and ship me home »
Le plus simple pour le renvoyer, ça serait de le brûler d’abord. Il prendrait moins de place, Jefferson, maintenant qu’il fait près d’un mètre quatre-vingt-seize. Il est plus grand qu’un coton tige. Kenneth lui a déjà dit qu’il avait jamais vu un tas de merde aussi haut. Jefferson lui a répondu qu’il avait jamais vu un tas de merde aussi blanc. Ils ont dû faire trois cent pompes et qu’il s’est pris bien vingt coup de pompe dans le thorax, mais il n’y a pas laissé une côte, alors dans le fond, c’était rentable.
« Pin my medals upon my chest - pin my medals upon my chest
Tell my Mom I done my best - tell my Mom I done my best »
Maman elle s’en branle de lui. Qu’on remette ses cendres et sa petite médaille du courage à son père. P’t’être qu’il sera fier. Peut-être pas.
Sans doute pas, parce que s’il meurt, c’est comme s’il avait perdu.
Encore.
C'était pas ma guerre, mon Colonel
In a world gushing blood day and night, you never stop mopping up pain. - Aberjhani
D’abord y a eu la Somalie.
Il se souvient à peine, mais il se rappelle l’odeur des charniers à ciel ouvert et la vue des cadavres d’enfant rongés par les vautours sur les trottoirs détruits par les chars. Il se souvient des plaies béantes et des regards hagards des survivants. Le pire, c’était pas tant la guerre civile en elle-même, c’était le manque de nourriture, la famine, les corps ravagés, sans énergie, sans rien, livrés aux bêtes sauvages.
Il n’y a rien fait, il n’a pas tué un homme là-bas, il n’en n’avait pas le droit. Au lieu de ça, il a simplement assisté. Il a regardé droit dans les yeux des hommes et des femmes, des tueurs, et il n’a rien eu le droit de faire, juste de serrer son arme contre lui et de se taire. L’ONU se charge du gros, qu’on leur a dit.
Vous, vous êtes là pour diriger les opérations humanitaires, pour regarder en gros. Parce que c’est ce qu’on appelle « une opération humanitaire » les gars. Foutez vous les doigts dans le cul, et regarder les cadavres joncher le sol. Il a regretté que Kenneth McCarthy ne soit pas là.
Il a détesté la Somalie, mais il a aussi détesté la suite.
Parce qu’après, y a eu Haïti. La chaleur, les pluies diluviennes, les cadavres gonflés par les eaux, l’odeur nauséabonde que la marée traîne, cette eau dans laquelle on pisse, on chie, on boit et on se lave. Il a détesté les marécages surtout.
Leurs ennemis là-bas, c’était les « cacos », les rebelles soutenant le coup d’état de 1991. Les autres gars, les américains, ils s’en foutaient un peu des cacos ou des autres. Ils n’aimaient pas les haïtiens tout court, alors ils ne frappaient pas vraiment que les cacos. Ils frappaient tout ce qu’ils pouvaient cogner, pour se défouler, parce qu’ils se faisaient sacrément chier et qu’un imbécile qui s’ennui, ça fait toujours de la merde.
Enfin, si encore ils ne faisaient que frapper… Jefferson se souvient de cette soirée où il était assis à Port-au-Prince, fatigué et alcoolisé. Ils avaient bu du rhum du coin, un truc qu’un soldat avait pris à un autre gars. Ils avaient le droit de faire ça à Haïti, de prendre ce qu’ils voulaient pour « l’effort militaire » ou un truc du genre. Ce soir-là, ils étaient tellement pleins, et pourtant, ils en demandaient encore, toujours plus. Jefferson les a suivis un peu par hasard, manque de mieux à faire. Il s’est arrêté devant une petite épicerie où ils ont d’abord toqué gentiment, puis moins gentiment.
« Tu restes là, Jeff, on revient avec la booze. »
Il sait pas trop ce qui a suivi, mais il se souvient d’être resté là comme on le lui a dit, devant la porte, et d’entendre cette femme hurler de tout son saoul. Il se souvient de ses pleurs à travers le bois. Ça a pris sacrément longtemps, mais il a attendu, il a regardé le ciel et il s’est demandé ce qu’il devait faire. Ils ont mis du temps à sortir, ses trois compagnons, mais quand ils sont sortis, ils avaient la mine réjouie. Ils avaient l’alcool aussi, mais c’était pas ça qui les mettait de si bonne humeur.
« ‘vous en a fallu du temps pour prendre du rhum. »
C’est tout ce qu’il a dit, faute de mieux.
Les gars ont pas répondu, ils sont repartis, mais Jefferson savait qu’ils n’avaient pas pris que le rhum.
Fallait voir ce que c’était, la guerre à Haïti. C’était n’importe quoi. Fallait les voir, percher sur les mitrailleuses, voir les corps sans armes s’effondraient, les vagues de sang sur le sol. Ils savaient bien que c’était des civils, des paysans fuyant les massacres, et alors ? Il se souvient d’être resté là, silencieux, la main sur la crosse de son arme, le doigt tendu mais refusant d’appuyer sur la gâchette. Au milieu du massacre, il est passé inaperçu Jefferson.
Si c’est ça la guerre, alors Thomas n’était qu’un menteur. Y a rien de glorieux à tuer des femmes et des gosses, putain, rien de glorieux à tuer tout court en fait.
« Vous avez le droit de tuer tout ce qui porte une arme », c’est ce qu’avait dit John Russell, le capitaine du campement qu’ils avaient installé près de Port-au-Prince.
« Et si c’est un civil ? » que Jason avait demandé, toujours avec la peur au ventre, mais l’afro-américain en avait plus dans le caleçon que lui, parce que lui, il avait jamais rien dit.
« S’il a une arme, c’est plus un autochtone, c’est un ennemi, Blanche-Neige. »
Kenneth McCarthy leur avait dit que Haïti était un « camp de vacances » comparé à la Bosnie, mais Jefferson Wesson n’y trouva rien d’amusant. Les autres gars oui. Bien sûr y avait pas qu’eux, y avait aussi les Russes et les Grecs, mais Jefferson n’est pas le genre d’homme à dire « ouais mais ». Il ne dit rien, Jefferson. Il guette, l’armée sous l’aisselle, prêt à dégainer.
Prêt à partir.
Après Haïti, il est envoyé en Bosnie pour aider à la stabilité du pays. La Bosnie c’est un bordel politique que Jefferson n’a jamais compris. Faut dire qu’avant, quand il était encore à l’école, la Bosnie ça n’existait pas. Y avait la Yougoslavie et c’était tout. Mais la Yougoslavie, c’était une fédération de pleins de petits pays et quand ils ont tous voulu avoir leur « indépendance », ça a un peu tourné au vinaigre.
Les communistes avaient perdu dès 1989 la plupart des régimes de l’est. La Croatie et la Slovénie se déclarèrent indépendantes de l’ancienne république fédérative de Yougoslavie. Slobodan Milosevic au pouvoir n’intégra que difficilement cette fuite en avant et entama une véritable guerre, envoyant ses troupes serbes jusqu’à Krajina en Croatie pour faire respecter « l’unité nationale », à savoir que grosso modo, on avait pas le droit de quitter la Yougoslavie sans son avis.
La Bosnie, un peu comme Jeff, n’était pas bien brave. Elle ne voulait ni faire face à la Croatie, ni suivre les décisions de la Yougoslavie dans laquelle elle se trouvait encore à l’époque. Elle suivit la décision de la Commission Badinter, fit faire un référendum à son tour et il en sortit que les Serbes de Bosnie s’abstinrent de voter et laissèrent les croates et les musulmans décider du sort de leur pays.
Le parlement bosniaque s’auto-proclama indépendant le 3 mars 1992 suite au résultat du vote majoritairement pour l’indépendance.
Ratko Mladic, leadeur et commandant de ce qui sera reconnu comme « la république serbe de Bosnie » se retourna aussitôt – ou presque – contre les croates et les musulmans. Appelé « le boucher des Balkans », il décida de purifier la Bosnie de tout ce qui n’était pas serbe et ainsi commença les grands massacres de l’est.
Jefferson, qui n’est ni croate, ni bosniaque, ni même musulman d’ailleurs, débarque à Gorazde un peu par hasard. Deux mois plus tard, il ne connaît que deux mots en serbe : « Pazite, Snajper ! ». Ça veut dire « prends garde, tireur isolé ». C’est ce qu’on dit à Sarajevo et dans toutes les autres villes qui sont prises par les serbes. Des francs-tireurs comme ça, Jefferson n’en a jamais vu, mais il s’y est rapidement fait après avoir reçu la moitié de la cervelle de Josh dans la gueule quand ils ont voulu approcher de la place de Markale.
Perché au milieu du mont Igman, montagne centrale de la Bosnie-Herzégovine actuelle, Jefferson survécut à l’hiver le plus rude de sa vie et faillit y perdre deux doigts de pieds à cause d’engelures. Les températures furent telles que son escouade descendit de près de cinq cents mètres pour éviter de mourir geler.
Quand le 10 septembre 1995, les treize Tomahawk de l’US Navy dévastèrent les tours de communication bosno-serbes de Ratko Mladic, la Bosnie et l’état Serbe acceptèrent les Accords de Dayton et deux mois plus tard, la guerre était finie.
En deux ans et demi de service, Jefferson Wesson avait été déployé sur trois guerres différentes, souvent en renfort. Il rentra chez lui à la fin 1995, profita de son père, renforça le toit de leur maison en ruines et il reparti le 15 mai 1998 dans les Balkans. Trois ans plus tard, quinze tonnes de munitions à uranium appauvri et 2 morts américains plus tard, la guerre des Balkans était pliée, Milosevic était arrêté et conduit devant le Tribunal international et le Kosovo était enfin reconnu indépendant au même titre que la Croatie, la Bosnie et la Slovénie.
« T’as déjà tué un homme ? »
« Non, seulement des méchants. »
Assis sur la banquette avant d’un Buffalo, véhicule blindé de l’armée américaine qui roule, il tient son M16 contre lui. Jason dit qu’il n’a jamais tué personne, pas un seul innocent, mais qui sont-ils pour décider qui mérite ou non de vivre ? Parfois il se le demande. Le reste du temps, il tue. Il appuie simplement sur la gâchette dans un vieux réflexe de survie. Il a peur, il a tout le temps peur, mais dans les Marines, on ne dit jamais qu’on a peur.
Quand il regarde dehors, il se demande si c’est la dernière journée qu’il a à vivre. Est-ce qu’il est prêt à mourir ? Ce serait peut-être une bonne journée pour mourir à bien y réfléchir. En Afghanistan, en Irak, qu’importe, pas vrai ? Ça ne change rien pour lui. Que son corps soit brûlé et ramené en cendre, enroulée dans un magnifique drapeau bien pliée. Quelque chose comme ça. Il ne peut pas espérer mieux que ça.
« Parfois… Parfois j’pense qu’on est tous le méchant de quelqu’un, Jason. »
Le grand black sert un peu plus fort le volant et a un rire.
« T’as p’t’être raison Jeff, mais du coup… T’es le méchant de qui, toi ? »
Il se remémore vaguement le visage de Billy Jenkins, de Red et de tous les autres. Est-ce qu’il a été leur méchant un jour ? Il se souvient qu’ils étaient ses méchants à lui.
« J’pense que si ses fils de pute arrivent tant qu’ça à nous toucher, c’est p’t’être parce qu’ils prient trois fois plus que nous ! »
Jason dit ça parce qu’il a le bras en compote et qu’il s’est mangé quatre balles depuis un mois. Il a pas de bol, Jason, il prie tous les jours pour être rapatrié, mais on est perdu au milieu du désert. Nos positions sont connues, épiées, difficile de rejoindre un campement qui permettre son retour en Amérique. De toute façon, ça ne vaut pas tant le coup que ça. Il n’aura pas sa superbe photo et son super drapeau américain.
« Il peut pas la fermer cinq secondes, le nègre ? On a pas qu’ça à faire, t’entendre gémir. »
« Putain ferme-la Holland, l’esclavage a été abolit y a plus de cent ans, alors va falloir t’y habituer. »
A flanc d’une dune, ils attendent. Jason sert un peu plus fort son bandage autour de sa cuisse. La chaleur est écrasante, mais la voûte s’assombrit petit à petit. Cette nuit il fera froid. Horriblement froid. Jefferson reste silencieux, il guette à l’horizon, dans les montagnes du désert irakien. Il cherche quelque chose à l’horizon, parce que c’est lui qu’a les meilleurs yeux et que dans ce monde-là, vaut mieux être le premier à voir parce que ça rime souvent avec le dernier à mourir.
« Si on m’avait dit que j’me pèterais le cul dans un désert de merde tout ça pour que Uncle Sam suce la queue de tous ces mollahs à Riyad pendant que nous on crève par les mêmes barbus de merde à trois cents kilomètres… » râle un irlandais, un peu plus loin.
« C’est pas les mêmes barbus, Caroll, c’est »
« Ferme ta gueule Miller, j’t’ai pas sonné, bualadh craicinn bod, cac ! »
« Faut qu’on arrive à rejoindre l’équipe de Fanerty » marmonne Jerry qui traficote son talkie.
« J’avais dit à Hebe’ de la faire, sa prière, ce matin… Pourquoi il a pas prié… » renifle Bob, en fond.
Tout en bas des collines, la voiture éventrée par un tir de rocket. Ils ont survécu, mais pas Hebe’. Hebert est le cinquième à mourir de la compagnie. Trois ans qu’ils sont perdus dans le désert, à suivre des ordres à la con, à s’user les pompes sur le sable brûlant. Trois ans c’est long, surtout sans aucune permission. Jefferson est couché sur le flanc, ses yeux guettent devant lui. Le vague. Il est fatigué, il est épuisé même, mais la peur le maintien en vie, éveillé.
Ne surtout pas perdre pieds. Il a déjà vu un homme se faire abattre dans son sommeil.
Dormir c’est perdre.
Il est alors aux verges des bras de Morphée quand un sursaut – l’instinct ou quelque chose dans le genre – le secoue. Au fin fond des montagnes, deux points rouges viennent de s’allumer. Jefferson hurle comme quand il n’avait que dix-sept ans, de cette fois qui tonne, grave, pleine d’urgence :
« Sniper ! »
Les troupes se soulèvent, les yeux rivés.
« Go mbeire an diabhal leis thú » grogne Aedh Caroll en levant son arme qu’il arme à l’épaule.
Jefferson fait de même. Jerry se décalle à l’abris.
Un coup, deux coups, trois coups.
Les balles filent dans les airs, on entend que le vent qui est traversé de part en part. On bouge, on bouge, vite, ça s’ébroue dans la confusion la plus totale.
Quand le silence revient, y a plus rien, sauf peut-être le corps de Bob sur le sol.
Robert repose dans son propre sang.
Caroll hurle quelque chose comme « Damnú air! » avant de frapper dans l’épaule de Jerry qui relève les yeux, les larmes ourlant ses cils. Jefferson reste étourdi, comme à chaque fois. Ses yeux rivés sur le cadavre encore chaud, il n’entend pas Jerry derrière qui leur assure qu’il reçoit un signal.
Dommage que ce soit pas dix minutes plus tôt.
Le gosse est au milieu de la route et il ne bouge pas.
Le Buffalo fonce tout droit, le ventre plein d’hommes, dont trois qui sont blessés. Il faut qu’il rejoigne le plus vite possible la ville. La route est tout droit. Il faut qu’ils avancent, mais le gosse est là, il se tient toujours tout droit devant, tout debout avec ses grands yeux implorants. Il a un habit ample. On ne devine rien de ce qu’il a en dessous. Rien du tout.
« Wesson, tu t’arrêtes pas. »
Jefferson tient le volant, il le sert un peu plus fort. Son pied est sur l’accélérateur. Il pourrait l’enlever, voir même, il pourrait freiner. Il croise les doigts, un moment. Il veut que le gamin sorte de la route. Il veut que le gamin se dégage, qu’il fuit, parce que lui, il ne s’arrêtera pas.
« Si c’est trop dur, ferme les yeux. Je tiendrais le volant. »
Il jette un regard à Caroll qui est assis côté passager.
« Je n’ai pas peur. »
L’irlandais a un pauvre sourire derrière sa barbe rousse et hirsute.
« Ça serait normal d’avoir peur. »
Son regard est soudainement triste. Jefferson ne l’a pas quitté des yeux, pas même quand le véhicule a percuté le gamin. Un petit « boom » alors que le corps roule sous les roues. Le Buffalo a à peine bougé. Il jette de nouveau un regard sur la route, le ventre retourné, la bile au bout de la langue mais il ne vomira pas.
Pas le temps.
En 2005, Jefferson Wesson est promu Sergent de son équipe. Il n’en est pas particulièrement fier, mais son père, oui.
En février 2008, Thomas Wesson meurt. Un cancer foudroyant qui ne lui laissa aucune chance. Quand Jefferson est rapatrié, son père est déjà six pieds sous terre. Il apprend qu’il n’y avait personne à l’enterrement, mais qu’ils ont au moins respecté ses volontés : Thomas Wesson n’est pas passé par l’église, et il est partit avec le bocal de la langue à ses côtés.
Il en profite pour déposer son bilan et se retirer de sa carrière. Bien que l’Armée cherche à le garder en tant qu’instructeur, Jefferson demande de lui-même à être envoyé dans la police fédérale des Los Angeles. La LAPD lui demande ce qu’il préfère entre un « poste de bureau » et un « poste sur le terrain ».
C’est un peu au hasard que Jefferson se retrouve sur le terrain, à intégrer la mafia albanaise dès 2009. Sa pratique courante de la langue kosovar et ses nombreux tatouages, ainsi que sa connaissance du terrain natal, facilite sa planque et il est très rapidement apprécié par ses pairs.
Jefferson Wesson devient tout naturellement Lek Neveritshme pour quelques mois, quelques années...
Il se souvient à peine, mais il se rappelle l’odeur des charniers à ciel ouvert et la vue des cadavres d’enfant rongés par les vautours sur les trottoirs détruits par les chars. Il se souvient des plaies béantes et des regards hagards des survivants. Le pire, c’était pas tant la guerre civile en elle-même, c’était le manque de nourriture, la famine, les corps ravagés, sans énergie, sans rien, livrés aux bêtes sauvages.
Il n’y a rien fait, il n’a pas tué un homme là-bas, il n’en n’avait pas le droit. Au lieu de ça, il a simplement assisté. Il a regardé droit dans les yeux des hommes et des femmes, des tueurs, et il n’a rien eu le droit de faire, juste de serrer son arme contre lui et de se taire. L’ONU se charge du gros, qu’on leur a dit.
Vous, vous êtes là pour diriger les opérations humanitaires, pour regarder en gros. Parce que c’est ce qu’on appelle « une opération humanitaire » les gars. Foutez vous les doigts dans le cul, et regarder les cadavres joncher le sol. Il a regretté que Kenneth McCarthy ne soit pas là.
Il a détesté la Somalie, mais il a aussi détesté la suite.
Parce qu’après, y a eu Haïti. La chaleur, les pluies diluviennes, les cadavres gonflés par les eaux, l’odeur nauséabonde que la marée traîne, cette eau dans laquelle on pisse, on chie, on boit et on se lave. Il a détesté les marécages surtout.
Leurs ennemis là-bas, c’était les « cacos », les rebelles soutenant le coup d’état de 1991. Les autres gars, les américains, ils s’en foutaient un peu des cacos ou des autres. Ils n’aimaient pas les haïtiens tout court, alors ils ne frappaient pas vraiment que les cacos. Ils frappaient tout ce qu’ils pouvaient cogner, pour se défouler, parce qu’ils se faisaient sacrément chier et qu’un imbécile qui s’ennui, ça fait toujours de la merde.
Enfin, si encore ils ne faisaient que frapper… Jefferson se souvient de cette soirée où il était assis à Port-au-Prince, fatigué et alcoolisé. Ils avaient bu du rhum du coin, un truc qu’un soldat avait pris à un autre gars. Ils avaient le droit de faire ça à Haïti, de prendre ce qu’ils voulaient pour « l’effort militaire » ou un truc du genre. Ce soir-là, ils étaient tellement pleins, et pourtant, ils en demandaient encore, toujours plus. Jefferson les a suivis un peu par hasard, manque de mieux à faire. Il s’est arrêté devant une petite épicerie où ils ont d’abord toqué gentiment, puis moins gentiment.
« Tu restes là, Jeff, on revient avec la booze. »
Il sait pas trop ce qui a suivi, mais il se souvient d’être resté là comme on le lui a dit, devant la porte, et d’entendre cette femme hurler de tout son saoul. Il se souvient de ses pleurs à travers le bois. Ça a pris sacrément longtemps, mais il a attendu, il a regardé le ciel et il s’est demandé ce qu’il devait faire. Ils ont mis du temps à sortir, ses trois compagnons, mais quand ils sont sortis, ils avaient la mine réjouie. Ils avaient l’alcool aussi, mais c’était pas ça qui les mettait de si bonne humeur.
« ‘vous en a fallu du temps pour prendre du rhum. »
C’est tout ce qu’il a dit, faute de mieux.
Les gars ont pas répondu, ils sont repartis, mais Jefferson savait qu’ils n’avaient pas pris que le rhum.
Fallait voir ce que c’était, la guerre à Haïti. C’était n’importe quoi. Fallait les voir, percher sur les mitrailleuses, voir les corps sans armes s’effondraient, les vagues de sang sur le sol. Ils savaient bien que c’était des civils, des paysans fuyant les massacres, et alors ? Il se souvient d’être resté là, silencieux, la main sur la crosse de son arme, le doigt tendu mais refusant d’appuyer sur la gâchette. Au milieu du massacre, il est passé inaperçu Jefferson.
Si c’est ça la guerre, alors Thomas n’était qu’un menteur. Y a rien de glorieux à tuer des femmes et des gosses, putain, rien de glorieux à tuer tout court en fait.
« Vous avez le droit de tuer tout ce qui porte une arme », c’est ce qu’avait dit John Russell, le capitaine du campement qu’ils avaient installé près de Port-au-Prince.
« Et si c’est un civil ? » que Jason avait demandé, toujours avec la peur au ventre, mais l’afro-américain en avait plus dans le caleçon que lui, parce que lui, il avait jamais rien dit.
« S’il a une arme, c’est plus un autochtone, c’est un ennemi, Blanche-Neige. »
Kenneth McCarthy leur avait dit que Haïti était un « camp de vacances » comparé à la Bosnie, mais Jefferson Wesson n’y trouva rien d’amusant. Les autres gars oui. Bien sûr y avait pas qu’eux, y avait aussi les Russes et les Grecs, mais Jefferson n’est pas le genre d’homme à dire « ouais mais ». Il ne dit rien, Jefferson. Il guette, l’armée sous l’aisselle, prêt à dégainer.
Prêt à partir.
Après Haïti, il est envoyé en Bosnie pour aider à la stabilité du pays. La Bosnie c’est un bordel politique que Jefferson n’a jamais compris. Faut dire qu’avant, quand il était encore à l’école, la Bosnie ça n’existait pas. Y avait la Yougoslavie et c’était tout. Mais la Yougoslavie, c’était une fédération de pleins de petits pays et quand ils ont tous voulu avoir leur « indépendance », ça a un peu tourné au vinaigre.
Les communistes avaient perdu dès 1989 la plupart des régimes de l’est. La Croatie et la Slovénie se déclarèrent indépendantes de l’ancienne république fédérative de Yougoslavie. Slobodan Milosevic au pouvoir n’intégra que difficilement cette fuite en avant et entama une véritable guerre, envoyant ses troupes serbes jusqu’à Krajina en Croatie pour faire respecter « l’unité nationale », à savoir que grosso modo, on avait pas le droit de quitter la Yougoslavie sans son avis.
La Bosnie, un peu comme Jeff, n’était pas bien brave. Elle ne voulait ni faire face à la Croatie, ni suivre les décisions de la Yougoslavie dans laquelle elle se trouvait encore à l’époque. Elle suivit la décision de la Commission Badinter, fit faire un référendum à son tour et il en sortit que les Serbes de Bosnie s’abstinrent de voter et laissèrent les croates et les musulmans décider du sort de leur pays.
Le parlement bosniaque s’auto-proclama indépendant le 3 mars 1992 suite au résultat du vote majoritairement pour l’indépendance.
Ratko Mladic, leadeur et commandant de ce qui sera reconnu comme « la république serbe de Bosnie » se retourna aussitôt – ou presque – contre les croates et les musulmans. Appelé « le boucher des Balkans », il décida de purifier la Bosnie de tout ce qui n’était pas serbe et ainsi commença les grands massacres de l’est.
Jefferson, qui n’est ni croate, ni bosniaque, ni même musulman d’ailleurs, débarque à Gorazde un peu par hasard. Deux mois plus tard, il ne connaît que deux mots en serbe : « Pazite, Snajper ! ». Ça veut dire « prends garde, tireur isolé ». C’est ce qu’on dit à Sarajevo et dans toutes les autres villes qui sont prises par les serbes. Des francs-tireurs comme ça, Jefferson n’en a jamais vu, mais il s’y est rapidement fait après avoir reçu la moitié de la cervelle de Josh dans la gueule quand ils ont voulu approcher de la place de Markale.
Perché au milieu du mont Igman, montagne centrale de la Bosnie-Herzégovine actuelle, Jefferson survécut à l’hiver le plus rude de sa vie et faillit y perdre deux doigts de pieds à cause d’engelures. Les températures furent telles que son escouade descendit de près de cinq cents mètres pour éviter de mourir geler.
Quand le 10 septembre 1995, les treize Tomahawk de l’US Navy dévastèrent les tours de communication bosno-serbes de Ratko Mladic, la Bosnie et l’état Serbe acceptèrent les Accords de Dayton et deux mois plus tard, la guerre était finie.
En deux ans et demi de service, Jefferson Wesson avait été déployé sur trois guerres différentes, souvent en renfort. Il rentra chez lui à la fin 1995, profita de son père, renforça le toit de leur maison en ruines et il reparti le 15 mai 1998 dans les Balkans. Trois ans plus tard, quinze tonnes de munitions à uranium appauvri et 2 morts américains plus tard, la guerre des Balkans était pliée, Milosevic était arrêté et conduit devant le Tribunal international et le Kosovo était enfin reconnu indépendant au même titre que la Croatie, la Bosnie et la Slovénie.
* *
*
*
« T’as déjà tué un homme ? »
« Non, seulement des méchants. »
Assis sur la banquette avant d’un Buffalo, véhicule blindé de l’armée américaine qui roule, il tient son M16 contre lui. Jason dit qu’il n’a jamais tué personne, pas un seul innocent, mais qui sont-ils pour décider qui mérite ou non de vivre ? Parfois il se le demande. Le reste du temps, il tue. Il appuie simplement sur la gâchette dans un vieux réflexe de survie. Il a peur, il a tout le temps peur, mais dans les Marines, on ne dit jamais qu’on a peur.
Quand il regarde dehors, il se demande si c’est la dernière journée qu’il a à vivre. Est-ce qu’il est prêt à mourir ? Ce serait peut-être une bonne journée pour mourir à bien y réfléchir. En Afghanistan, en Irak, qu’importe, pas vrai ? Ça ne change rien pour lui. Que son corps soit brûlé et ramené en cendre, enroulée dans un magnifique drapeau bien pliée. Quelque chose comme ça. Il ne peut pas espérer mieux que ça.
« Parfois… Parfois j’pense qu’on est tous le méchant de quelqu’un, Jason. »
Le grand black sert un peu plus fort le volant et a un rire.
« T’as p’t’être raison Jeff, mais du coup… T’es le méchant de qui, toi ? »
Il se remémore vaguement le visage de Billy Jenkins, de Red et de tous les autres. Est-ce qu’il a été leur méchant un jour ? Il se souvient qu’ils étaient ses méchants à lui.
* *
*
*
« J’pense que si ses fils de pute arrivent tant qu’ça à nous toucher, c’est p’t’être parce qu’ils prient trois fois plus que nous ! »
Jason dit ça parce qu’il a le bras en compote et qu’il s’est mangé quatre balles depuis un mois. Il a pas de bol, Jason, il prie tous les jours pour être rapatrié, mais on est perdu au milieu du désert. Nos positions sont connues, épiées, difficile de rejoindre un campement qui permettre son retour en Amérique. De toute façon, ça ne vaut pas tant le coup que ça. Il n’aura pas sa superbe photo et son super drapeau américain.
« Il peut pas la fermer cinq secondes, le nègre ? On a pas qu’ça à faire, t’entendre gémir. »
« Putain ferme-la Holland, l’esclavage a été abolit y a plus de cent ans, alors va falloir t’y habituer. »
A flanc d’une dune, ils attendent. Jason sert un peu plus fort son bandage autour de sa cuisse. La chaleur est écrasante, mais la voûte s’assombrit petit à petit. Cette nuit il fera froid. Horriblement froid. Jefferson reste silencieux, il guette à l’horizon, dans les montagnes du désert irakien. Il cherche quelque chose à l’horizon, parce que c’est lui qu’a les meilleurs yeux et que dans ce monde-là, vaut mieux être le premier à voir parce que ça rime souvent avec le dernier à mourir.
« Si on m’avait dit que j’me pèterais le cul dans un désert de merde tout ça pour que Uncle Sam suce la queue de tous ces mollahs à Riyad pendant que nous on crève par les mêmes barbus de merde à trois cents kilomètres… » râle un irlandais, un peu plus loin.
« C’est pas les mêmes barbus, Caroll, c’est »
« Ferme ta gueule Miller, j’t’ai pas sonné, bualadh craicinn bod, cac ! »
« Faut qu’on arrive à rejoindre l’équipe de Fanerty » marmonne Jerry qui traficote son talkie.
« J’avais dit à Hebe’ de la faire, sa prière, ce matin… Pourquoi il a pas prié… » renifle Bob, en fond.
Tout en bas des collines, la voiture éventrée par un tir de rocket. Ils ont survécu, mais pas Hebe’. Hebert est le cinquième à mourir de la compagnie. Trois ans qu’ils sont perdus dans le désert, à suivre des ordres à la con, à s’user les pompes sur le sable brûlant. Trois ans c’est long, surtout sans aucune permission. Jefferson est couché sur le flanc, ses yeux guettent devant lui. Le vague. Il est fatigué, il est épuisé même, mais la peur le maintien en vie, éveillé.
Ne surtout pas perdre pieds. Il a déjà vu un homme se faire abattre dans son sommeil.
Dormir c’est perdre.
Il est alors aux verges des bras de Morphée quand un sursaut – l’instinct ou quelque chose dans le genre – le secoue. Au fin fond des montagnes, deux points rouges viennent de s’allumer. Jefferson hurle comme quand il n’avait que dix-sept ans, de cette fois qui tonne, grave, pleine d’urgence :
« Sniper ! »
Les troupes se soulèvent, les yeux rivés.
« Go mbeire an diabhal leis thú » grogne Aedh Caroll en levant son arme qu’il arme à l’épaule.
Jefferson fait de même. Jerry se décalle à l’abris.
Un coup, deux coups, trois coups.
Les balles filent dans les airs, on entend que le vent qui est traversé de part en part. On bouge, on bouge, vite, ça s’ébroue dans la confusion la plus totale.
Quand le silence revient, y a plus rien, sauf peut-être le corps de Bob sur le sol.
Robert repose dans son propre sang.
Caroll hurle quelque chose comme « Damnú air! » avant de frapper dans l’épaule de Jerry qui relève les yeux, les larmes ourlant ses cils. Jefferson reste étourdi, comme à chaque fois. Ses yeux rivés sur le cadavre encore chaud, il n’entend pas Jerry derrière qui leur assure qu’il reçoit un signal.
Dommage que ce soit pas dix minutes plus tôt.
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Le gosse est au milieu de la route et il ne bouge pas.
Le Buffalo fonce tout droit, le ventre plein d’hommes, dont trois qui sont blessés. Il faut qu’il rejoigne le plus vite possible la ville. La route est tout droit. Il faut qu’ils avancent, mais le gosse est là, il se tient toujours tout droit devant, tout debout avec ses grands yeux implorants. Il a un habit ample. On ne devine rien de ce qu’il a en dessous. Rien du tout.
« Wesson, tu t’arrêtes pas. »
Jefferson tient le volant, il le sert un peu plus fort. Son pied est sur l’accélérateur. Il pourrait l’enlever, voir même, il pourrait freiner. Il croise les doigts, un moment. Il veut que le gamin sorte de la route. Il veut que le gamin se dégage, qu’il fuit, parce que lui, il ne s’arrêtera pas.
« Si c’est trop dur, ferme les yeux. Je tiendrais le volant. »
Il jette un regard à Caroll qui est assis côté passager.
« Je n’ai pas peur. »
L’irlandais a un pauvre sourire derrière sa barbe rousse et hirsute.
« Ça serait normal d’avoir peur. »
Son regard est soudainement triste. Jefferson ne l’a pas quitté des yeux, pas même quand le véhicule a percuté le gamin. Un petit « boom » alors que le corps roule sous les roues. Le Buffalo a à peine bougé. Il jette de nouveau un regard sur la route, le ventre retourné, la bile au bout de la langue mais il ne vomira pas.
Pas le temps.
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En 2005, Jefferson Wesson est promu Sergent de son équipe. Il n’en est pas particulièrement fier, mais son père, oui.
En février 2008, Thomas Wesson meurt. Un cancer foudroyant qui ne lui laissa aucune chance. Quand Jefferson est rapatrié, son père est déjà six pieds sous terre. Il apprend qu’il n’y avait personne à l’enterrement, mais qu’ils ont au moins respecté ses volontés : Thomas Wesson n’est pas passé par l’église, et il est partit avec le bocal de la langue à ses côtés.
Il en profite pour déposer son bilan et se retirer de sa carrière. Bien que l’Armée cherche à le garder en tant qu’instructeur, Jefferson demande de lui-même à être envoyé dans la police fédérale des Los Angeles. La LAPD lui demande ce qu’il préfère entre un « poste de bureau » et un « poste sur le terrain ».
C’est un peu au hasard que Jefferson se retrouve sur le terrain, à intégrer la mafia albanaise dès 2009. Sa pratique courante de la langue kosovar et ses nombreux tatouages, ainsi que sa connaissance du terrain natal, facilite sa planque et il est très rapidement apprécié par ses pairs.
Jefferson Wesson devient tout naturellement Lek Neveritshme pour quelques mois, quelques années...
La gjakmarrje
No one thinks of how much blood it costs. - Dante
Face à la maison, il sert les dents, le ventre tordu.
Dans la rue pavillonnaire, il n’y a pas un bruit. Le silence le plus complet, le plus morbide. Il ravale douloureusement sa salive et avec un effort surhumain, il fait un pas en avant, puis un autre. Lentement et sans un bruit, il tend sa main vers la porte de sa propre baraque, de cette petite villa américaine qu’ils ont acheté avec Lisna. Elle en voulait une comme ça, parce que c’était joli, parce qu’elle n’avait connu que la misère. Lisna, c’était un petit bijou albanais. Il l’avait d’abord cru aussi pourri que ses frères, mais la nuit elle pleurait contre son torse, la conscience trop lourde.
Lisna, ce n’était qu’une enfant ou presque, même si elle était déjà maman. En 2010, on le lui avait donné Lisna pour avoir « un lien de sang » avec la famille. Chez les albanais, le sang, c’est important. Le sang c’est même primordial.
Que dire alors quand le sang a tourné, qu’il a trahi comme jamais le Kanun ne saurait le pardonner ?
Quand il pousse la porte, il n’entend rien, sauf peut-être des sanglots étouffés. Il connaît cette voix, il connaît ce timbre un peu grave et chaud comme l’été au Kosovo. C’est Lisna, mais il ne la voit pas. Calmement il sort son arme, referme la porte derrière lui du bout du pieds et observe le salon. Il lui faut faire quelques pas pour la trouver, à genoux sur le sol, son propre frère debout, lui faisant désormais face.
Bien sûr il n’est pas seul dans le petit salon. Il y a d’autres gars de la « famille ».
« Bonsoir Lek… Ou devrais-je dire… Jefferson Wesson ? »
Le sourire en dent-de-scie de Neven le fait frissonner. Il n’a pas besoin de le regarder plus longtemps pour comprendre. Un mouvement de la main, il jette au sol son arme armé mais bien trop loin pour tenter quoi que ce soit.
Le silence retombe aussitôt, mais Jeff ne baisse pas les yeux. Il connaît bien Neven, il a épousé sa cadette. Elle lui a longtemps parlé d’eux, de lui surtout, de combien ça a été dur pour se faire un nom, une place, parce que la guerre laisse des traces.
Il le sait bien ; elle est là, à l’intérieur de sa chair. Chaque cicatrice, chaque balle de sniper, chaque casque défoncé par les balles, chaque mot qu’il a retenu. Lui aussi il a connu la guerre, et pas seulement parce qu’il l’a faite.
« Je pensais que tu étais un ami, Jefferson » reprend-t-il avec un ton un peu plus acerbe, piquant, « un frère même. Je t’ai accueilli dans ma famille, et tu sais, tu le sais que la famille c’est important pour moi… »
Il articule avec un vieil accent chaque mot, chaque syllabe. Lisna pleure plus fort sur le sol, mais Neven s’en fiche. Tout ce qu’il fait, c’est qu’il sort un couteau et le pointe vers Jefferson, ricanant.
« Attachez-le. »
Quand les molosses approchent, Jefferson se laisse faire. Même s’il le voulait, il ne pourrait rien. S’il compte seulement ceux qu’il a en vue – et pas ceux qui sont stationnés dans la rue et qui veillent – ils sont douze. L’américain ne dit rien, parce qu’il n’a rien dire, sauf peut-être quelque chose qu’il remarque à un moment donné. Quelque chose qui affole ses sens.
« Où est Elie ? »
Le regain d’intérêt pique visiblement Neven car il devient soudainement rouge et d’un coup violet et brutal, il plante le couteau dans l’épaule de Lisna. Cette dernière pousse un cri de douleur, pleurant lourdement. Au même moment Jeff s’ébroue mais rapidement on matraque ses mollets de toute part pour le mettre également à genoux.
« I-Ils l’ont…p-pris… »
« Tu t’intéresses soudainement à ta famille ? C’est nouveau ça. »
Neven ricane, sa main empoigne sans douceur la tignasse brune de sa propre sœur alors qu’il la traîne jusqu’à Jeff. Lisna pleure plus fort, un filet épais de sang brun tâche petit à petit son chemisier rouge. Il se débat, mais il est maintenu ici et là, les canons en joue sur ses tempes ne le dissuadent pas de ne regarder qu’elle.
« Tu étais mon frère préféré. »
Il ricane, de nouveau, ce putain de rire de hyène.
Au même moment, la douleur.
La douleur, elle est partout, elle est présente. Elle le poursuit, elle le tort, de haut en bas, partout. Il a du mal à respirer, comme si ses poumons prenaient leur première véritable inspiration depuis des siècles. Sa gorge le fait souffrir, son œsophage mais sa chair également. Il papillonne. Chaque paupière se soulève, se ferme, s’ouvre de nouveau.
« Monsieur Wesson ? »
Il est encore dans le vague, sa tête est encore horriblement lourde, mais il tourne lentement ses yeux vers la voix. Il regarde l’infirmière qui lui sourit, avec un petit sourire.
« Est-ce que vous savez où vous êtes ? »
Il baisse les yeux, découvre les tuyaux, la robe de chambre, le tout qui l’enveloppe dans une chaleur apaisante. Il regarde les machines, entend enfin le « bip » auquel il s’était sans doute habitué sans même s’en rendre compte.
A l’hôpital.
Il regarde ses mains, et elles sont soudainement propres.
Il est à l’hôpital, et il revoit le visage livide et rouge de Lisna, ses pleurs éteints, ses yeux vides.
Ses mains propres se serrent, vides.
« Monsieur ? »
Il pleure.
« Je peux reprendre le service. »
Devant le bureau du Chef, Jefferson est intimidant mais déterminé. Ça fait un an qu’il n’a pas reprit son uniforme, qu’on l’emmerde à aller voir ce putain de psychiatre, mais il s’en fout. Il s’en fiche de tout ça. Il est guéri, il l’a dit cent fois depuis, guérit. Promis il n’ira pas chasser Neven, il n’ira pas lui casser tous les os de son corps pourri de l’intérieur. Promis il ne fera plus jamais de bourde.
La prochaine fois, il ne le ratera pas.
« Ecoutes, Jeff, on se connaît depuis longtemps, et je sais très bien ce que ça va donner si je te réintègre maintenant. » Le Chef relève les yeux de par-dessus son journal de merde. « J’ai pas envie d’avoir des ennuis avec le procureur, ni avec qui que ce soit. Le taux de criminalité a baissé ces cinq dernières années, faut que ça continue. »
Silence.
« Laisse-moi ma chance. Juste un an. »
Silence tendu.
« On verra les chiffres. Si ça a monté, même d’un pour-cent, je démissionne de moi-même. »
Silence pesant.
Lentement le Chef baisse les yeux, avec un petit sourire en coin.
« T’es comme un chat, Jeff. Même si je te dis non, tu vas continuer à me casser les pieds jusqu’à que je dise oui ? »
Wesson a un rire grave, alors qu’il hausse les épaules :
« Les couilles si c’est nécessaire. »
En 2012, après trois ans de planque, Jefferson est mis à découvert. Une transaction avec la famille Luciano permet de révéler que Lek Neveritshme n’est autre qu’un agent des stups. Neven – qui est alors et est toujours à l’heure actuelle une tête recherchée de la famille albanaise régnant sur l’ouest de Los Angeles – s’en prend à lui.
Il le piège chez lui, mais est interrompu par une descente de police. Malheureusement, le FBI n’arrive pas à temps. Lisna est morte et Jefferson est retrouvé inconscient au sol, passé à tabac.
Après être sorti d’un coma de deux mois, Jefferson Wesson se retrouve seul chez lui. Sa femme, Lisna, est retrouvée morte égorgée et violée dans le salon, vision d’horreur qu’il a dû subir même s’il dit ne pas s’en rappeler. Sa fille, Eliza, est portée disparue. Un cadavre d’enfant sera retrouvé plus tard, six mois environ après le meurtre, et il sera conclu qu’il s’agit d’Eliza Neveritshme.
Fin 2013, après avoir vécu des heures sombres, Jefferson demande sa réintégration à la brigade des stups. Le chef de l’époque le connaît très bien, mais il mettra du temps, de peur que son « passé » n’ait laissé des traces plus profondes qu’ils ne le pensent.
Début 2014, Jefferson reprend – enfin – du service avec une équipe. Il est alors surnommé « Lieutenant Snajper », en référence à la grande guerre qu’il a pu mener sur le sol kosovar, à sa femme, à beaucoup de chose.
Il ne vit depuis que pour faire tomber la mafia albanaise mais également ses alliées.
A son tour de reprendre le prix du sang.
Dans la rue pavillonnaire, il n’y a pas un bruit. Le silence le plus complet, le plus morbide. Il ravale douloureusement sa salive et avec un effort surhumain, il fait un pas en avant, puis un autre. Lentement et sans un bruit, il tend sa main vers la porte de sa propre baraque, de cette petite villa américaine qu’ils ont acheté avec Lisna. Elle en voulait une comme ça, parce que c’était joli, parce qu’elle n’avait connu que la misère. Lisna, c’était un petit bijou albanais. Il l’avait d’abord cru aussi pourri que ses frères, mais la nuit elle pleurait contre son torse, la conscience trop lourde.
Lisna, ce n’était qu’une enfant ou presque, même si elle était déjà maman. En 2010, on le lui avait donné Lisna pour avoir « un lien de sang » avec la famille. Chez les albanais, le sang, c’est important. Le sang c’est même primordial.
Que dire alors quand le sang a tourné, qu’il a trahi comme jamais le Kanun ne saurait le pardonner ?
Quand il pousse la porte, il n’entend rien, sauf peut-être des sanglots étouffés. Il connaît cette voix, il connaît ce timbre un peu grave et chaud comme l’été au Kosovo. C’est Lisna, mais il ne la voit pas. Calmement il sort son arme, referme la porte derrière lui du bout du pieds et observe le salon. Il lui faut faire quelques pas pour la trouver, à genoux sur le sol, son propre frère debout, lui faisant désormais face.
Bien sûr il n’est pas seul dans le petit salon. Il y a d’autres gars de la « famille ».
« Bonsoir Lek… Ou devrais-je dire… Jefferson Wesson ? »
Le sourire en dent-de-scie de Neven le fait frissonner. Il n’a pas besoin de le regarder plus longtemps pour comprendre. Un mouvement de la main, il jette au sol son arme armé mais bien trop loin pour tenter quoi que ce soit.
Le silence retombe aussitôt, mais Jeff ne baisse pas les yeux. Il connaît bien Neven, il a épousé sa cadette. Elle lui a longtemps parlé d’eux, de lui surtout, de combien ça a été dur pour se faire un nom, une place, parce que la guerre laisse des traces.
Il le sait bien ; elle est là, à l’intérieur de sa chair. Chaque cicatrice, chaque balle de sniper, chaque casque défoncé par les balles, chaque mot qu’il a retenu. Lui aussi il a connu la guerre, et pas seulement parce qu’il l’a faite.
« Je pensais que tu étais un ami, Jefferson » reprend-t-il avec un ton un peu plus acerbe, piquant, « un frère même. Je t’ai accueilli dans ma famille, et tu sais, tu le sais que la famille c’est important pour moi… »
Il articule avec un vieil accent chaque mot, chaque syllabe. Lisna pleure plus fort sur le sol, mais Neven s’en fiche. Tout ce qu’il fait, c’est qu’il sort un couteau et le pointe vers Jefferson, ricanant.
« Attachez-le. »
Quand les molosses approchent, Jefferson se laisse faire. Même s’il le voulait, il ne pourrait rien. S’il compte seulement ceux qu’il a en vue – et pas ceux qui sont stationnés dans la rue et qui veillent – ils sont douze. L’américain ne dit rien, parce qu’il n’a rien dire, sauf peut-être quelque chose qu’il remarque à un moment donné. Quelque chose qui affole ses sens.
« Où est Elie ? »
Le regain d’intérêt pique visiblement Neven car il devient soudainement rouge et d’un coup violet et brutal, il plante le couteau dans l’épaule de Lisna. Cette dernière pousse un cri de douleur, pleurant lourdement. Au même moment Jeff s’ébroue mais rapidement on matraque ses mollets de toute part pour le mettre également à genoux.
« I-Ils l’ont…p-pris… »
« Tu t’intéresses soudainement à ta famille ? C’est nouveau ça. »
Neven ricane, sa main empoigne sans douceur la tignasse brune de sa propre sœur alors qu’il la traîne jusqu’à Jeff. Lisna pleure plus fort, un filet épais de sang brun tâche petit à petit son chemisier rouge. Il se débat, mais il est maintenu ici et là, les canons en joue sur ses tempes ne le dissuadent pas de ne regarder qu’elle.
« Tu étais mon frère préféré. »
Il ricane, de nouveau, ce putain de rire de hyène.
Au même moment, la douleur.
* *
*
*
La douleur, elle est partout, elle est présente. Elle le poursuit, elle le tort, de haut en bas, partout. Il a du mal à respirer, comme si ses poumons prenaient leur première véritable inspiration depuis des siècles. Sa gorge le fait souffrir, son œsophage mais sa chair également. Il papillonne. Chaque paupière se soulève, se ferme, s’ouvre de nouveau.
« Monsieur Wesson ? »
Il est encore dans le vague, sa tête est encore horriblement lourde, mais il tourne lentement ses yeux vers la voix. Il regarde l’infirmière qui lui sourit, avec un petit sourire.
« Est-ce que vous savez où vous êtes ? »
Il baisse les yeux, découvre les tuyaux, la robe de chambre, le tout qui l’enveloppe dans une chaleur apaisante. Il regarde les machines, entend enfin le « bip » auquel il s’était sans doute habitué sans même s’en rendre compte.
A l’hôpital.
Il regarde ses mains, et elles sont soudainement propres.
Il est à l’hôpital, et il revoit le visage livide et rouge de Lisna, ses pleurs éteints, ses yeux vides.
Ses mains propres se serrent, vides.
« Monsieur ? »
Il pleure.
* *
*
*
« Je peux reprendre le service. »
Devant le bureau du Chef, Jefferson est intimidant mais déterminé. Ça fait un an qu’il n’a pas reprit son uniforme, qu’on l’emmerde à aller voir ce putain de psychiatre, mais il s’en fout. Il s’en fiche de tout ça. Il est guéri, il l’a dit cent fois depuis, guérit. Promis il n’ira pas chasser Neven, il n’ira pas lui casser tous les os de son corps pourri de l’intérieur. Promis il ne fera plus jamais de bourde.
La prochaine fois, il ne le ratera pas.
« Ecoutes, Jeff, on se connaît depuis longtemps, et je sais très bien ce que ça va donner si je te réintègre maintenant. » Le Chef relève les yeux de par-dessus son journal de merde. « J’ai pas envie d’avoir des ennuis avec le procureur, ni avec qui que ce soit. Le taux de criminalité a baissé ces cinq dernières années, faut que ça continue. »
Silence.
« Laisse-moi ma chance. Juste un an. »
Silence tendu.
« On verra les chiffres. Si ça a monté, même d’un pour-cent, je démissionne de moi-même. »
Silence pesant.
Lentement le Chef baisse les yeux, avec un petit sourire en coin.
« T’es comme un chat, Jeff. Même si je te dis non, tu vas continuer à me casser les pieds jusqu’à que je dise oui ? »
Wesson a un rire grave, alors qu’il hausse les épaules :
« Les couilles si c’est nécessaire. »
* *
*
*
En 2012, après trois ans de planque, Jefferson est mis à découvert. Une transaction avec la famille Luciano permet de révéler que Lek Neveritshme n’est autre qu’un agent des stups. Neven – qui est alors et est toujours à l’heure actuelle une tête recherchée de la famille albanaise régnant sur l’ouest de Los Angeles – s’en prend à lui.
Il le piège chez lui, mais est interrompu par une descente de police. Malheureusement, le FBI n’arrive pas à temps. Lisna est morte et Jefferson est retrouvé inconscient au sol, passé à tabac.
Après être sorti d’un coma de deux mois, Jefferson Wesson se retrouve seul chez lui. Sa femme, Lisna, est retrouvée morte égorgée et violée dans le salon, vision d’horreur qu’il a dû subir même s’il dit ne pas s’en rappeler. Sa fille, Eliza, est portée disparue. Un cadavre d’enfant sera retrouvé plus tard, six mois environ après le meurtre, et il sera conclu qu’il s’agit d’Eliza Neveritshme.
Fin 2013, après avoir vécu des heures sombres, Jefferson demande sa réintégration à la brigade des stups. Le chef de l’époque le connaît très bien, mais il mettra du temps, de peur que son « passé » n’ait laissé des traces plus profondes qu’ils ne le pensent.
Début 2014, Jefferson reprend – enfin – du service avec une équipe. Il est alors surnommé « Lieutenant Snajper », en référence à la grande guerre qu’il a pu mener sur le sol kosovar, à sa femme, à beaucoup de chose.
Il ne vit depuis que pour faire tomber la mafia albanaise mais également ses alliées.
A son tour de reprendre le prix du sang.
IMAGES FEU ARDENT
- InvitéInvité
Bon, bon, je vais le faire ce DC :D
- InvitéInvité
Quel homme
(Re)Bienvenue sur IAMF
(Re)Bienvenue sur IAMF
- InvitéInvité
Cte citation Cet homme
Re-ouelcome sur IAMF
Re-ouelcome sur IAMF
- InvitéInvité
OYOYOYOYOYOYOYOYOYOY ce choix, j'suis amoureux, ça y est.
Bienvenue à nouveau.
Bienvenue à nouveau.
- InvitéInvité
Merciii tout le monde !
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